Le Québec assiste à une véritable explosion de l’utilisation des technologies biométriques. Selon des données obtenues par La Presse auprès de la Commission d’accès à l’information (CAI), 124 entités ont déclaré la collecte de mesures biométriques durant l’exercice 2023-2024, marquant une augmentation stupéfiante de 60% par rapport à l’année précédente. Plus frappant encore, ce chiffre représente près de cinq fois le nombre de déclarations enregistrées en 2020-2021.
Cette croissance fulgurante dépasse largement les prévisions de la CAI, qui tablait sur environ 70 avis annuels à partir de 2023-2024. Le secteur privé se taille la part du lion avec 118 divulgations, contre seulement 6 pour le secteur public.
La Commission d’accès à l’information ne cache pas son inquiétude face à ce phénomène. Dans un rapport publié en 2023, l’organisme gouvernemental met en garde contre la « banalisation » de la biométrie, pointant du doigt son utilisation croissante « notamment pour contrôler et gérer les heures de travail et la paie des employés » à l’aide d’horodateurs biométriques.
Ces dispositifs, qui représentent environ la moitié des déclarations à la CAI, exigent la reconnaissance des empreintes digitales, voire plus rarement de la forme de la main, du visage ou de l’œil, pour enregistrer les entrées et sorties des employés. Parmi les entreprises ayant récemment adopté ces technologies, on trouve des noms bien connus comme Dollarama, Les Aliments Jardi, Groupe Mayrand Alimentation ou encore Patates Dolbec.
Cependant, la CAI soulève un point crucial : la plupart des organisations utilisant ces systèmes seraient dans l’illégalité. Selon le rapport de la Commission, « la plupart du temps, le recours aux horodateurs biométriques n’est pas conforme à la législation applicable puisque l’atteinte à la vie privée des employés est disproportionnée par rapport aux objectifs poursuivis par l’organisation. »
Depuis septembre 2022, la loi québécoise impose que toute création d’une banque de caractéristiques ou de mesures biométriques soit déclarée au moins 60 jours avant sa mise en service. Cette obligation a entraîné une vague de notifications, touchant des secteurs aussi variés que l’hôtellerie, la banque, les stations de villégiature et les établissements de santé.
Julie Gauthier, avocate-consultante en protection des données et autrice du livre « Le droit de la biométrie au Québec : sécurité et vie privée », rappelle les conditions strictes encadrant l’utilisation de la biométrie. « L’organisation doit pouvoir démontrer qu’il y a un besoin lié à la sécurité ou à la prévention de la fraude », explique-t-elle. « L’objectif ne peut pas être lié à des économies ou à l’efficacité, par exemple. »
La loi exige également l’obtention du consentement exprès de la personne et la mise en place d’une alternative pour ceux qui refusent la collecte de leurs données biométriques.
La CAI ne reste pas inactive face à cette situation. Elle a déjà émis une ordonnance en 2022 contre l’Auberge du lac Sacacomie, lui intimant de cesser la collecte de données biométriques de ses employés et de détruire celles déjà recueillies. Actuellement, deux enquêtes sont en cours, bien que le processus reste confidentiel.
Faute de ressources suffisantes, la Commission mise sur la sensibilisation et la promotion pour faire respecter la loi. Cette stratégie semble porter ses fruits, puisque certaines organisations, comme BIXI Montréal et Première Moisson, ont abandonné l’usage de la biométrie suite aux interventions de la CAI.
Les risques liés à l’utilisation de la biométrie sont réels et importants pour la vie privée, souligne Me Gauthier. Elle met en garde contre le détournement d’usage et l’usurpation d’identité. « Il est souvent possible de découvrir d’autres informations personnelles à partir d’une donnée biométrique. Si on pense à la reconnaissance faciale, le visage d’une personne peut donner beaucoup de renseignements », explique-t-elle.
En cas de compromission des données biométriques, les conséquences peuvent être dramatiques pour les victimes, qui se retrouvent dans une situation où elles doivent prouver leur innocence, inversant ainsi la présomption habituelle.